MDCCLXX IX

 

International Graffiti Museum # 1

 

 

            MDCCLXX IX est la première présentation publique du projet International Graffiti Museum (IGM). Ce musée est le seul dans le monde consacré à l’art de rue. Il se présente au public sous une forme fragmentaire. Une pièce après l’autre. MDCCLXX IX est le nom de sa salle inaugurale, son entrée en matière, son antichambre. L’IGM n’a pas de billetterie.

 

            MDCCLXX IX est un hommage au premier artiste conceptuel de l’histoire du graffiti, l’écrivain français Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne. Né en 1734 à côté d’Auxerre, Rétif commence sa vie comme typographe et imprimeur. A son arrivé à Paris, il débute dans la vie littéraire. Ecrivain très prolifique, il est surtout reconnu pour ses fictions autobiographiques, principalement Monsieur Nicolas et Les Nuits de Paris. Lié à l’esprit tardif des Lumières, ami de Beaumarchais et de beaucoup des intellectuels français post-rousseauistes, il est un homme solitaire, noctambule, inquiet, cherchant l’aventure, l’amour et le réconfort dans ses traversées nocturnes de la ville. Son oeuvre est indissociable de ses dérives, mélange de rencontres, de fulgurances poétiques et d'états d'âme désespérés - https://florafox.com/ru/rostov-na-donu.

 

            Rétif est un homme malade : il est chronophobe et graphomane. Tétanisé par le temps qui passe, il commence le 4 novembre 1779 une étrange activité qu’il ne cessera que le 14 juillet 1789. Il inscrit avec une clef sur les pierres de l’île Saint-Louis un journal intime, sur un mode systématique. Une date et un texte, en latin le plus souvent, dans un sabir très personnel parfois, qui oppose au sentiment de la fuite du temps la dureté de la pierre gravée. Rétif ayant une haute idée de l’importance des détails de la vie, ses inscriptions sont quasiment quotidiennes. Il va même jusqu’à en faire un livre, resté manuscrit, dans lequel il consigne tous ses graffitis et les justifie. Dans ce livre, quoiqu’on ne puisse lui alléguer d’en établir une théorie - Rétif est un homme d’émotion qui ne se mêle pas de systèmes - il laisse poindre une explication de ses motivations. En plus de la consanguinité qu'il suspecte entre tous les types de signes, textuels, visuels, numériques, lettriques, c’est la fonction mémorielle de l’inscription qu’il met en avant.      « En relisant mon inscripcion, j’étais ému aux larmes, dans une joie extraordinaire d’être encore bien vivant. » écrit-il dans Mes Inscriptions. Rétif de la Bretonne met son coeur à nu sur la place publique, et fait fusionner ses jours qui s’en vont avec sa ville, corps de la vie, comme il ne cesse de l’écrire.

 

            Société Réaliste veut rendre hommage à Rétif de la Bretonne. En opérant dans un but différent, n’exposant pas son coeur dans la ville, mais plutôt les traces de son combat mental, elle s’inscrit dans la réflexion sur le médium qui est celle de Rétif. Cette réflexion se synthétise dans une notion, celle de grammes. En latin, ce nom féminin pluriel a trois sens pour qualifier les signes : le gramme, la ligne et l'inscription, le caractère, la lettre. C’est une forme-fond, unité minimale d'expression et lien entre toutes les marques qui se proposent à la communication.

 

            Pour illustration, l’oeuvre One and three chairs de Joseph Kosuth. Les grammes y sont les signes de l'oeuvre, signes photographiques, signes matériaux et signes textuels, mais aussi ces fils tendus entre l’objet, l’image de l’objet et le sens de l’objet. C’est-à-dire précisément ce qu’expose Kosuth, mais qui reste invisible. C’est la fragmentarité indépassable de la forme. C'est le livre total que voulait Stéphane Mallarmé et qui ne sera jamais qu'une ébauche. Question de temps et d'espace. Si les grammes artistiques sont des lignes toujours parallèles, elles ne se croisent pas dans l’infini, mais dans le temps et le lieu de l'oeuvre. Dans celle de Tristan Tzara par exemple, qui parle de l’art comme le choc de deux instants parallèles. C’est ce choc dans le temps, entre l'instant d'inscription du graffiti et l'instant de relecture - ses "anniversaires" - qui émeut Rétif. Dans les rues de la cité, c’est ce choc de signes qui créé l’action politique des oeuvres de Société Réaliste. Question d'amalgame : dans les croisements sauvages auxquels l'art soumet les grammes, lignes de peintures, inscriptions de poésie, le monde redevient une matière molle, malléable, infinie. Dès lors s'agiter dans l'art laisse entendre que la gramme est l’élément constitutif minimal des choses telles qu’elles se soumettent à l’entendement.

 

            « Il y a des types de lignes [grammes] très divers, en art mais aussi dans une société, dans une personne. Il y a des lignes [https://omsk.abari.ru/] qui représentent quelque chose, et d’autres qui sont abstraites. Il y a des lignes [grammes] à segments et d’autres qui sont sans segments. Il y a des lignes [grammes] dimensionnelles et d’autres directionnelles. Il y a des lignes [grammes] qui, abstraites ou non, font contour, et d’autres qui ne font pas contour. Celles-là sont les plus belles. Nous croyons que les lignes [grammes] sont les éléments constituants des choses et des évènements. »  Gilles Deleuze.

 

            Société Réaliste, pour rendre hommage à Rétif de la Bretonne,  lui consacre l'antichambre de son musée du graffiti, musée sans histoire, musée hors institution, musée sans légitimité, musée absurde s'il en est un qui ne l'est pas. A Rétif, donc, le re-commencement de la parole : en effaçant les différences entre le livre et le mur, le chiffre et la lettre, l'entendement et la sensation, il a ouvert une porte d'accès dans le coeur même de l'art. Société Réaliste entend casser la porte pour mieux s'y engouffrer, et faire réverbérer les grammes qui tissent le sensible de la nuit contemporaine. C'est la silhouette ouverte de son existence qu'a gravé Rétif en inscrivant ses jours dans la pierre. Société Réaliste façonne des inscriptions publiques pour pénétrer quelques trajectoires d’expansion du combat de l’art contre les jougs qui font cités.

 

            La galerie Karton accueille MDCCLXX IX _ International Graffiti Museum #1, la première pierre d'un musée qui se déconstruit pour s'augmenter, une exposition sur les grammes ouvertes aux quatre vents. Vents frondeurs de la rue, c'est entendu.